Oubliez les stéréotypes.
Les drogues contaminées
et les médicaments contrefaits
frappent des Québécois
de tous les âges...
... de toutes les régions
et de tous les milieux.
Certains y survivent.
D’autres y laissent leur peau.
Médicaments qui tuent au lieu
de guérir. Nouvelles substances
qui inondent le marché.
Drogues si fortes que les médecins
ne parviennent plus à soigner
leurs patients. Décrit comme
le « champion des comprimés »,
le Québec déplore plus de morts
par surdose que par accident
de la route.
La prochaine victime pourrait être
votre fils
Stéphanie
Rondeau
23 ans
Sylvain Jocelyn
Gauthier
40 ans
Archibald Lévis
MacIsaac-Vacon
19 ans
Surdoses
L'Épidémie Invisible
Un Reportage
de Philippe Mercure
Publié le 22 octobre 2022
Sylvain Jocelyn Gauthier
40 ans
Archibald Lévis MacIsaac-Vacon
19 ans
Sara-Jane Béliveau
24 ans
Guillaume Tremblay
46 ans
Stéphanie Rondeau
23 ans
Jonathan Phoenix Boulard
27 ans
Gaston Dupuis
63 ans
Gabriel*
22 ans
Chapitre 2
Surdoses
en direct
« Homme, 20 ans, inconscient »
Il est trois minutes avant 1 h du matin lorsque l’alerte apparaît sur l’ordinateur de bord de Benjamin Dansereau-Leclerc, superviseur chez Urgences-santé.
M. Dansereau-Leclerc tape sur l’écran tactile pour obtenir des détails. Il y en a très peu. Un passant a découvert la victime dans la rue et a appelé le 911. On ignore tout de ce qui lui est arrivé.
L’adresse affichée est située sur le Plateau Mont-Royal. Le superviseur active la sirène et les gyrophares de son VUS et démarre en trombe. Son rôle est de porter assistance aux ambulanciers qui pourraient en avoir besoin. Ça pourrait être le cas ici et il n’y a pas une seconde à perdre.
Malgré l’heure tardive, la métropole est animée en ce début de mois de juin. Sur les terrasses et les trottoirs, les Montréalais profitent de l’un des premiers week-ends d’été de l’année. Benjamin Dansereau-Leclerc joue du klaxon pour se frayer un chemin entre les voitures et les piétons.
Sur place, la victime est couchée, inconsciente, sur le trottoir. Sa chemise et ses cheveux sont trempés de sueur. Le jeune homme a l’écume à la bouche. Les ambulanciers le hissent sur une civière et le transportent dans l’ambulance.
L’homme ne respire que huit fois par minute, un rythme insuffisant pour maintenir la vie. Ses pupilles sont petites et fixes. Les ambulanciers suspectent une surdose d’opioïdes.
Benjamin Dansereau-Leclerc plonge une seringue dans une fiole de naloxone, un puissant antidote contre les opioïdes. Il la remplit et la tend à ses collègues. Le médicament est transféré dans un brumisateur, puis propulsé dans le nez du patient.
« Injection à 01 h 09 de 0,4 mg de Narcan », prononce l’ambulancière Caroline Beaudin, utilisant le nom commercial de la naloxone.
Le rythme respiratoire du patient remonte à 14 cycles par minute. La naloxone agit, soutenant la thèse de la surdose d’opioïdes.
L'ambulancière se penche vers lui.
« Francis*! Hello ! Francis ! Francis ! » crie-t-elle. L’homme reste inconscient.
Les portes se referment et l’ambulance démarre. Resté sur place, Benjamin Dansereau-Leclerc avise l’hôpital Notre-Dame de se préparer à recevoir le patient.
* Le prénom a été modifié pour assurer la confidentialité.
Ce qui vient de se dérouler sous nos yeux n’est malheureusement pas exceptionnel. La Presse a passé une nuit avec Benjamin Dansereau-Leclerc, superviseur à Urgences-santé, pour comprendre son travail.
Surdose d’héroïne dans Saint-Henri. Surdose de fentanyl dans un site d’injection supervisée du centre-ville. Tentative de suicide par ingestion de médicaments sur le Plateau Mont-Royal. Appel pour un mauvais trip de crack doublé d’une agression sexuelle dans le stationnement d’un bar de danseuses.
En tout, 18 appels pour des « codes 23 », liés à des surdoses ou à des empoisonnements, ont été enregistrés entre 18 h et 6 h du matin à Montréal et à Laval, dans la nuit du 3 au 4 juin.
Chapitre 3
Tout le Québec
Frappé
Chaque jour, en moyenne, près de quatre Québécois sont admis aux urgences pour une surdose liée aux opioïdes.
Toutes drogues confondues, le Québec déplore en moyenne un décès et demi par surdose chaque jour.
Nombre de morts attribuées à une intoxication suspectée aux drogues d’avril 2021 à mai 2022.
0
Nombre de décès par surdose confirmés par le Bureau du coroner au Québec entre le 1er janvier 2019 et le 9 juillet 2022.
Loin d’être concentré à Montréal, le problème touche toutes les régions du Québec. À l’aide des rapports du coroner, La Presse a recensé tous les lieux où sont survenues des surdoses mortelles au Québec depuis 2019.
Constat : les deux tiers des décès se sont produits hors de Montréal, avec pas moins de 239 municipalités touchées.
Ce qui se passe dans la province n’est pas simple à décrire.
Le Québec ne vit pas une crise des opioïdes de l’ampleur de celle qui sévit dans l’Ouest canadien. En Colombie-Britannique, toutes proportions gardées, les morts par surdose d’opioïdes sont au moins huit fois plus nombreuses qu’au Québec. Et l’ennemi public numéro un est facilement identifiable : c’est le fentanyl, un opioïde de 20 à 40 fois plus puissant que l’héroïne.
Au Québec, le portrait est plus diffus. Le fentanyl et ses dérivés comme le carfentanyl sont aussi présents et font des ravages. Mais les stimulants comme la cocaïne et les amphétamines (speed) restent les drogues de prédilection des Québécois. Et les mélanges de substances sont un véritable fléau.
Nombre de surdoses mortelles par mois au Québec
Source : INSPQ
Sergent Jacques Théberge,
spécialiste des drogues de synthèse à la GRC
« Au Québec, ce sont les comprimés. On est les champions des comprimés. On est la seule province qui démantèle des laboratoires de production de comprimés de grande envergure. »
« Malheureusement, les gens banalisent souvent la consommation de comprimés, et en particulier les jeunes. Ils se disent : je ne me pique pas, je ne sniffe pas. Je fais juste ingérer. Sauf que c'est dangereux aussi. »
L’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) refuse d’évoquer une crise des opioïdes, ou même une crise des surdoses, pour décrire la situation qui a cours au Québec. Mais ce n’est pas tout le monde qui est d’accord.
« Qu’est-ce que ça va prendre? s’exclame la Dre Marie-Ève Goyer, chercheuse et médecin à l’Institut universitaire sur les dépendances. On parle de 500 décès évitables par année, qui frappent des gens en pleine force de l’âge. »
Cela équivaut environ au nombre de Québécois qui meurent chaque année d’un cancer de l’estomac.
« Comment est-ce possible que, quand il y a un cas de rougeole à Montréal, on en entend parler pendant six mois, on revoit nos politiques, on revaccine tout le monde, on va dans les écoles... et qu’on laisse des centaines de jeunes mourir d’une surdose ? », s’indigne la Dre Goyer.
Le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, a lui-même utilisé l’expression « crise des opioïdes » dans une déclaration écrite envoyée à La Presse dans le cadre de ce dossier.
La Dre Carole Morissette, responsable médicale à la Direction régionale de santé publique de Montréal, juge quant à elle le portrait « très préoccupant ».
Mais peu importe comment on définit la situation, une chose est sûre. Avec la multiplication des substances et la contamination qui frappent le marché illicite, chaque consommation est maintenant à risque.
Et pour savoir ce qui circule réellement sur le web et dans les rues de Gatineau, de Montréal, de Québec, de Shawinigan, de Granby et d’ailleurs, il faut sortir... l’artillerie lourde.
Chapitre 4
Labos légaux
contre
labos clandestins
Des salles remplies d’équipement de pointe. Des machines grosses comme des réfrigérateurs. D’autres, comme cet appareil d’imagerie par résonance magnétique nucléaire, qui occupent des pièces entières.
Des analystes qui ouvrent des enveloppes, pèsent des substances, en dissolvent d’autres dans des fioles.
Nous sommes au laboratoire de Montréal du Service d’analyse des drogues de Santé Canada – l’un des trois établissements au pays vers lesquels sont envoyées les drogues saisies par les policiers et les douaniers.
Ici, on déconstruit le travail effectué dans les laboratoires clandestins. L’objectif : savoir ce que contiennent les drogues qui circulent dans les rues et sur l’internet.
« À moins d’acheter ton produit à la pharmacie, tu ne sais pas ce que tu consommes », résume Gilles Vaudrin, superviseur du laboratoire.
L’an dernier, pas moins de 75 substances illégales ont été identifiées dans les drogues saisies au Québec. Nombre de ces molécules sont souvent mélangées entre elles dans les mêmes comprimés ou les mêmes poudres, à des concentrations extrêmement variables.
« On commence à avoir tellement de possibilités de molécules qu’il est très difficile de suivre les tendances », indique le sergent Jacques Théberge, spécialiste des drogues de synthèse à la GRC.
Source : Santé Canada
Opioïdes
Ces drogues se lient aux récepteurs opioïdes du cerveau. Elles sont principalement utilisées en médecine pour réduire la douleur. Certains opioïdes sont naturels (héroïne, morphine, codéine) ; d’autres sont synthétiques.
Benzodiazépines
Ces médicaments contre l’anxiété et les troubles du sommeil sont détournés ou contrefaits et souvent vendus sur le marché noir comme du Xanax. De nombreuses molécules circulent, souvent mélangées avec des opioïdes et des nitazènes. Leur combinaison avec l’alcool est dangereuse.
Stimulants
Les stimulants comme la cocaïne et la métamphétamine sont encore les substances les plus saisies au Québec.
Nitazènes
Surnommés « tonis » dans la rue, ces opioïdes de synthèse ont été identifiés pour la première fois en 2019 au Québec. Souvent plus puissants que le fentanyl, échappant aux tests de détection de ce dernier, ils provoquent de nombreuses surdoses.
Gilles Vaudrin montre deux comprimés de forme triangulaire. Couleur blanche, angles arrondis, chiffre « 8 » gravé sur l’une des faces : à l’œil, ils sont identiques.
Un habitué croirait reconnaître des comprimés de Dilaudid de 8 mg, un médicament antidouleur dont l’ingrédient actif est l’hydromorphone.
C’est bien ce que contient le comprimé de droite. Mais après analyse, celui de gauche contient plutôt de l’isotonitazène, un puissant opioïde de synthèse. L’équivalent de quelques grains de sel de cette substance suffit pour tuer un adulte.
Des exemples du genre, M. Vaudrin en a à l’infini. Le laboratoire reçoit de plus en plus de comprimés contrefaits de Xanax, un médicament contre l’anxiété de la famille des benzodiazépines. Bien présent dans certaines sous-cultures rap, le Xanax est particulièrement prisé des jeunes.
Mais alors que l’alprazolam est l’ingrédient actif du Xanax, il arrive loin dans les benzodiazépines les plus souvent détectées au laboratoire. M. Vaudrin nous montre un comprimé semblable au Xanax qui contient plutôt de la métamphétamine et du deschloroétizolam – un curieux mélange entre un stimulant et un dépresseur dont les effets sont bien difficiles à prédire.
À Québec, l’INSPQ possède un laboratoire similaire qui analyse quant à lui les échantillons biologiques. Un médecin qui veut comprendre ce que son patient consomme, par exemple, peut y envoyer des échantillons d’urine ou de sang.
« Le nombre de fois où l’on trouve vraiment ce que la personne croyait consommer, c’est impressionnant comme c’est faible. C’est fou à quel point les gens ne savent pas ce qu’ils prennent, et à quel point leur médecin ne le sait pas non plus », dit Nicolas Caron, biologiste clinique au Laboratoire de toxicologie de l’INSPQ.
Selon Jacques Théberge, de la GRC, plusieurs des molécules actives à la base des drogues de synthèse qui circulent au Québec sont importées de Chine ou du Mexique en grandes quantités, puis pressées sous forme de comprimés dans des laboratoires locaux clandestins.
« Il y a plusieurs substances dont on connaît mal le degré de dangerosité, dit M. Théberge. Et si les chimistes de Santé Canada n’ont pas toutes les réponses, dites-vous que le crime organisé ne les a pas non plus. Alors ce qu’ils font, c’est qu’ils testent les substances sur le marché. Les victimes, ce sont les consommateurs. »
Chapitre 5
Comment
les opioïdes
piratent
nos circuits
électriques
Il y a d’abord l’euphorie. Puis la tolérance, le manque, la dépendance, parfois la surdose. Les opioïdes comme l’héroïne, le fentanyl et la morphine ont de puissants effets sur le corps et le cerveau, au point où l’équivalent de quatre grains de sel de fentanyl peut tuer un adulte.
Pour agir, ces drogues piratent les mécanismes d’action des endorphines, ces opioïdes sécrétés par le corps pendant l’effort physique. Et n’allez pas croire qu’il suffit de le vouloir pour cesser d’en consommer.
« On ne le dira jamais assez : la dépendance aux drogues comme les opioïdes est une maladie du cerveau, pas un trouble du comportement », dit Suzanne Brissette, chercheuse en médecine des toxicomanies au CHUM.
Comme les endorphines, les drogues opioïdes se lient aux récepteurs opioïdes. Ceux-ci sont distribués dans le cerveau, mais aussi dans la moelle épinière et le système digestif.
Une fois liés aux récepteurs, les opioïdes atténuent les impulsions électriques qui circulent entre les cellules nerveuses, ou neurones. L’un des effets est de diminuer ou de bloquer les signaux de douleur. C’est pourquoi les opioïdes sont utilisés comme analgésiques.
Mais cette baisse de l’activité électrique amène aussi un ralentissement généralisé. Le stress et l’anxiété diminuent. Le rythme cardiaque chute. La digestion ralentit, ce qui provoque la constipation. Le rythme respiratoire diminue, ce qui peut conduire à un arrêt respiratoire.
Le corps ne reste pas indifférent à un tel piratage électrique. Il compense en forçant le passage des impulsions électriques entre les neurones. Pour obtenir le même effet, le consommateur doit augmenter ses doses. C’est le phénomène de tolérance.
Quand l’effet des opioïdes s’estompe, c’est la catastrophe. La drogue n’atténue plus l’activité électrique. Mais le corps, lui, continue de l’intensifier. Résultat : les systèmes qui fonctionnaient au ralenti roulent maintenant à toute vitesse.
Le stress et l’anxiété grimpent. Les signaux de douleur sont exacerbés. Le cœur et la respiration s’emballent. Le système digestif fonctionne trop vite, ce qui provoque des diarrhées. La transpiration est abondante.
Pour atténuer ces symptômes de sevrage, le consommateur se tourne vers les opioïdes, entretenant le cercle vicieux de la dépendance.
La naloxone est donnée en cas de surdose. Comme l’héroïne ou le fentanyl, ce médicament se lie aux récepteurs opioïdes, mais sans provoquer d’effets. Il agit donc en prenant la place des drogues. La méthadone et la Suboxone sont des médicaments contre la dépendance aux opioïdes. Eux aussi agissent en saturant les récepteurs opioïdes à la place des drogues plus dangereuses. Ils comblent le manque sans générer d’extase.
Chapitre 6
PRÉVENIR LES SURDOSES
DANS LES FESTIVALS
Avec la contamination des drogues, chaque consommation équivaut à jouer à la roulette russe. Pour réduire les risques, le Groupe de recherche et d’intervention psychosociale (GRIP) offre d’analyser les substances de ceux qui en consomment. La Presse a suivi l’équipe au festival de musique électronique ÎleSoniq.
Chapitre 7
Quand des médecins prescrivent de l’héroïne
AVERTISSEMENT
Les prochaines photos peuvent être choquantes. Nous préférons vous en avertir.
Cette photo montre une révolution. On y voit une médecin, la Dre Marie-Ève Goyer, piquer une seringue dans le pied d’une patiente.
Une façon de ne pas choquer les âmes sensibles est de dire que la seringue contient de la diacétylmorphine. Une autre est de dire que de la diacétylmorphine, c’est de l’héroïne.
Quelques instants plus tôt, la patiente pleurait, incapable de trouver une veine dans ses bras trop meurtris par les aiguilles. Avec compassion, la Dre Goyer l’a aidée à s’injecter son héroïne.
Pas de l’héroïne achetée dans la rue. De l’héroïne prescrite par la Dre Goyer, qui s’assure ensuite que sa patiente la prend comme n’importe quel autre médicament.
La scène se déroule à la clinique Relais, intégrée à l’hôpital Notre-Dame. Elle est exceptionnelle. Les médecins qui travaillent ici sont les seuls au Québec à prescrire de l’héroïne. Lors du passage de La Presse, en juillet, à peine trois patients avaient déjà bénéficié d’un tel traitement dans toute la province.
On peut voir cela comme une contre-offensive à ce qui se passe dans la rue.
« Je pratique depuis 2005. Et depuis deux ans, il y a un phénomène que je n’avais jamais vu avant : ce qui se vend dans la rue est tellement puissant que nos traitements traditionnels ne fonctionnent plus. La tolérance des patients est tout simplement trop forte », explique la Dre Goyer.
D’où l’idée de les soulager avec ce dont leur corps a désormais besoin. Et d’être aussi « créatifs » et « funky » dans les traitements (ce sont les mots de la Dre Goyer) que les vendeurs de drogue le sont avec leurs produits.
N’allez pas croire que n’importe qui peut se présenter ici et réclamer sa dose d’héro. Les patients dépendants aux opioïdes sont d’abord soumis à ce qu’on appelle un « traitement par agonistes opioïdes ». Le principe : remplacer graduellement les opioïdes qui frappent vite et fort, comme l’héroïne et le fentanyl, par d’autres opioïdes à plus longue durée d’action.
Les substances de substitution s’appellent la méthadone, la Suboxone (un mélange de buprénorphine et de naloxone) et le Kadian (de la morphine à libération lente). Ces médicaments viennent saturer les récepteurs opioïdes des patients sans provoquer d’extase. Bref, ils comblent le manque.
Mais ces traitements ne fonctionnent pas pour une poignée de patients, souvent parce que leur tolérance est devenue trop élevée.
Lorsque c’est le cas, on commence par leur prescrire de l’hydromorphone injectable, la molécule du médicament antidouleur commercialisé sous le nom de Dilaudid.
Scott Gordon, 26 ans, vient ici deux fois par jour pour en recevoir. D’un geste d’habitué, Scott noue une bande élastique autour de sa cuisse, tapote une veine, puis y insère l’aiguille qu’on lui remet.
Il pousse le piston, ferme les yeux et reste parfaitement immobile pendant une bonne quinzaine de secondes. Lorsqu’il ouvre les paupières, il a les yeux dans le plafond et les pupilles minuscules.
« Je n’achète plus d’héroïne. Ma dépendance est gérée à 100 % par ma médication. Avant, j’étais sans abri, je volais des vélos. Là, ma vie va mieux. Je me sens en sécurité ici », dit celui qui dit avoir fait un grand nombre de surdoses avec la drogue de rue, dont plusieurs ont nécessité une hospitalisation.
Ceux pour qui le traitement d’hydromorphone injectable ne convient toujours pas passent à l’héroïne.
Comme Guillaume Daigneault, 38 ans, qui dit consommer des « quantités industrielles » de fentanyl. Il vient de démarrer son traitement d’héroïne médicale.
Les médecins font le calcul que, sans cette aide, les patients comme Guillaume finiront par mourir d’une surdose en utilisant les drogues contaminées du marché noir.
« C’est une façon un peu détournée de légaliser les drogues en attendant que les gouvernements se déguédinent », dit sans détour la Dre Goyer.
La Dre Goyer est consciente que l’idée de fournir de la drogue à des gens qui y sont dépendants peut choquer.
« Ça ne devrait pas être une question de morale, mais bien de science, dit-elle toutefois. On a un traitement hyperpuissant. La littérature montre que ça fonctionne. Imaginez si on avait ça pour le cancer ou pour n’importe quelle autre maladie et qu’on ne l’utilisait pas : le ministre de la Santé se ferait lyncher. Là, c’est l’inverse. Il faut se battre pour le mettre en place. On est la seule clinique qui le fait et ce n’est pas normal. »
Chapitre 8
LES SOLUTIONS
EN NEUF PISTES
Que ce soit pour protéger les consommateurs occasionnels des drogues contaminées ou aider ceux qui ont développé une dépendance, il existe de nombreuses solutions à l’épidémie de surdoses qui frappe le Québec.
L’été dernier, la province a dévoilé une nouvelle stratégie nationale de prévention des surdoses couvrant la période 2022-2025. Si certains éléments ont été salués par les intervenants en dépendance, d’autres ne vont pas assez loin aux yeux du milieu.
CONSULTEZ la stratégie québécoise« La crise des opioïdes, présente au Québec comme au Canada, me préoccupe grandement. Chaque décès est un décès de trop », a affirmé le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, dans une déclaration écrite.
« Il faut faire face à ce phénomène grandissant au Québec. L’argent et les actions sont, et seront, au rendez-vous », y affirme le ministre.
La stratégie québécoise pour la prévention des surdoses se chiffre à 15 millions par année.
Voici quelques pistes de solution.
Naloxone
C’est l’antidote aux surdoses d’opioïdes.
Aujourd’hui, il est possible de se procurer des trousses de naloxone gratuitement dans des pharmacies situées un peu partout la province.
VOYEZ où trouver de la naloxoneEn tout, 2851 doses de naloxone ont été distribuées en pharmacie au Québec en 2021.
Les ambulanciers, les policiers, les pompiers et les autres premiers répondants peuvent aussi maintenant administrer de la naloxone.
La nouvelle stratégie provinciale promet de « consolider et bonifier l’accès à la naloxone », une mesure bien accueillie. Notons toutefois que la naloxone fonctionne uniquement contre les opioïdes comme l’héroïne et le fentanyl et non contre les autres drogues.
Consommation supervisée
Les rapports du coroner montrent qu’une grande proportion des surdoses mortelles surviennent à domicile. Une personne seule ne peut recevoir d’aide en cas de problème.
Les sites de consommation supervisée fournissent des outils de consommation propres comme des seringues et permettent aux intervenants de tisser des liens avec les consommateurs.
Des services temporaires ont été ouverts autant à Val-d’Or et à Gatineau qu’à Sherbrooke et à Chicoutimi, mais le gouvernement reconnaît qu’ils sont en nombre insuffisant et promet de « consolider et étendre l’offre de services ».
Tester les drogues
Une poignée d’organismes communautaires offre aux consommateurs d’analyser leurs substances avant de les consommer, mais ils sont loin de répondre à la demande. Encore ici, la stratégie provinciale souligne la nécessité de « consolider et étendre l’offre ». On aimerait aussi fournir un cadre de référence pour encadrer ces pratiques.
Approvisionnement sécuritaire
Il s’agit de fournir des médicaments prescrits aux consommateurs qui sont dépendants des drogues plutôt que les laisser se tourner vers des substances illégales souvent contaminées.
Pour la première fois, la stratégie québécoise reconnaît clairement cette approche.
« Ils ont été game, ils ont été audacieux. Pour la première fois de ma vie, je me sens soutenue dans ce que je fais », souligne la Dre Marie- Ève Goyer, chercheuse et médecin à l’Institut universitaire sur les dépendances.
Décriminalisation
En Colombie-Britannique, à partir du 1er janvier 2023, les consommateurs qui possèdent de petites quantités de drogues ne seront ni arrêtés ni poursuivis en justice. L’idée : considérer ceux qui sont dépendants aux drogues comme des gens ayant besoin d’aide et non comme des criminels. Concrètement, on espère aussi que les consommateurs cesseront de se cacher et utiliseront davantage les services offerts.
La stratégie québécoise parle de « favoriser l’adoption de politiques publiques axées sur les besoins sociaux et de santé » des consommateurs, mais sans prôner directement la décriminalisation.
« Le momentum est là, mais le gouvernement passe à côté de l’occasion », déplore Isabelle Fortier, de l’organisation Moms Stop the Harm.
« On aurait pu être plus audacieux. On ne voit pas les mots décriminalisation, déjudiciarisation ou changement des politiques publiques », déplore aussi la Dre Goyer.
« Sachez que nous allons suivre de très près l’expérience de la Colombie-Britannique. Nous sommes très conscients que ces leviers juridiques peuvent avoir un effet bénéfique quant à l’accueil et à l’intégration des gens touchés », a affirmé le ministre de la Santé, Christian Dubé.
Légalisation
Oubliez les drogues contaminées, à la concentration aléatoire : avec la légalisation des drogues, les substances seraient contrôlées par l’État, comme c’est le cas avec l’alcool et le cannabis. « Ce n’est pas pour demain, mais il faudra y arriver », estime la Dre Marie-Ève Morin, médecin de famille œuvrant en santé mentale et en dépendance à la clinique La Licorne et fondatrice de l’organisme communautaire Projet Caméléon.
Traitement de la douleur
Il se prescrit moins d’opioïdes au Québec que dans n’importe quelle province canadienne. Il reste que la douleur est une importante porte d’entrée vers les problèmes de dépendance et de surdose. Les suivis sont-ils toujours bien faits auprès des patients ? De la naloxone leur est-elle systématiquement offerte ? Ces questions font l’objet d’analyses au ministère de la Santé et des Services sociaux.
S’attaquer aux racines du mal
Pour la Dre Marie-Ève Morin, il est essentiel de s’attaquer aux causes profondes de la dépendance aux drogues. « Il faut traiter la souffrance primaire et non seulement les symptômes de sevrage », dit celle qui affirme que de 50 à 70 % des gens aux prises avec des problèmes de dépendance ont une forme de problème psychiatrique.
Intégrer les ressources au système de santé
La Dre Marie-Ève Goyer constate que les interventions en dépendance se font presque toujours dans des organismes ou des cliniques en marge du réseau de la santé. Elle aimerait plutôt les voir intégrées aux groupes de médecine familiale et aux hôpitaux. « On veut que notre système de santé au complet s’occupe de ces personnes. Or, il n’y a rien pour changer ça dans la nouvelle politique provinciale », dénonce-t-elle. Un patient qui entre aux urgences pour une surdose, illustre-t-elle, ne devrait jamais être simplement réanimé et renvoyé chez lui.
Vous avez besoin d’aide avec les drogues ?
Contactez Drogue : aide et référence au 514-527-2626 ou au 1-800-265-2626. Des intervenants répondent 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Le site web est aussi une précieuse référence :
https://www.aidedrogue.ca/